dimanche 6 juillet 2014

Travail et émotions

Émotions au travail, travail des émotions

Appel à articles pour la Nouvelle revue du travail

Corpus n° 6 coordonné par Sabine Fortino, Aurélie Jeantet et Albena Tcholakova (printemps 2015)


Le travail qui occupe une place centrale dans la société sollicite sans cesse les émotions. En tant que producteur de rapports sociaux et de conflits, il engendre mépris et violence, suscitant des sentiments d’injustice, d’envie et de haine, etc. Et parce que le travail mobilise les individus « corps et âme » dans leur activité professionnelle, il engage leur enthousiasme et leur envie de bien faire, en s’appuyant sur des savoir-faire techniques mais aussi affectifs comme l’empathie ; il suscite également des émotions non recherchées (la douleur, l’ennui, le découragement, etc.) lorsque les conditions de production ne permettent pas aux salariés de faire du bon travail.


Les émotions ne sont plus l’apanage de la psychologie. Elles intéressent les historiens, les politistes, les anthropologues, les sciences de la gestion, l’économie et, depuis peu en France, les sociologues qui les étudient en tant que construit social engendrant un double rapport, à soi et au monde, lisible dans ses manifestations corporelles (Merleau-Ponty). Plus encore, la sociologie s’intéresse désormais à ce que deviennent les émotions dès lors qu’elles sont prescrites par l’organisation, au « travail émotionnel » (Hochschild) qui consiste à éprouver et afficher certaines émotions, à en éviter d’autres. Si cela est patent dans les services, tous les métiers se trouvent exposés à cette contrainte. Selon les métiers, les émotions mobilisées ou exigées diffèrent, formant une part de la culture professionnelle.


Ce corpus de la NRT se propose donc d’explorer centralement le thème des émotions au travail, avec pour axe nodal l’étude des normes émotionnelles et la façon dont elles structurent les mondes professionnels contemporains. Les contributions attendues s’emploieront à révéler et décrire comment les individus et/ou les collectifs apprennent ces normes émotionnelles, les expriment, les acceptent ou les combattent, selon les cas et les contextes particuliers. Elles pourront aussi proposer une analyse de la prescription émotionnelle au travail, qu’elle soit le fait des pairs, de la hiérarchie ou de rapports sociaux (de classe, de sexe, de « race » ou générationnels). À titre indicatif et de façon non exhaustive, les questions traitées dans ce numéro thématique s’articulent autour des trois thèmes suivants qui pourraient faire l’objet d’articles portant sur l’un ou sur plusieurs des thèmes évoqués.


1 – Travail, éthos professionnel et régulation des émotions
Les émotions varient d’un métier à l’autre donnant lieu à des « colorations émotionnelles » qui signent l’appartenance à une profession. Ceci est évidemment lié à la nature du travail, qui convoque préférentiellement certaines émotions, mais cela tient aussi à la dynamique interne aux groupes professionnels qui, s’ils cadrent les pratiques, les savoirs, la sociabilité, les systèmes de valeur légitimes en interne, modèlent également les émotions. De fait, la destinée des émotions est très différente suivant la façon dont les collectifs acceptent de les entendre, de les mettre en mots et en débat. On pense ici, mais ce n’est qu’un exemple parmi d’autres, aux normes de la virilité qui empêchent certains groupes professionnels masculins d’exprimer peur, craintes ou douleurs. Le respect des normes émotionnelles peut aussi conditionner l’accès au métier, rejetant ceux/celles qui ne s’y conforment pas ; réciproquement, ressentir certaines émotions « interdites » peut parfois être intimement perçu comme un échec professionnel, voire personnel, susceptible de mettre en cause la poursuite de la carrière.


2 – La socialisation des émotions en milieu professionnel
Il s’agit ici de focaliser l’attention sur les émotions appréhendées comme un processus faisant l’objet d’un apprentissage. Des articles pourraient ainsi s’intéresser à la façon dont les formations initiales et continues modèlent les futurs professionnels à l’exercice de leurs activités (et avec quels outils pédagogiques), les préparant à mettre à distance, à se protéger, à éviter certaines émotions et à en privilégier d’autres. D’autres papiers pourraient analyser comment, une fois en situation de travail, les collègues et les collectifs transmettent des façons de faire vis-à-vis des émotions qui peuvent soit prolonger l’apprentissage institutionnel soit opérer des décalages ou de véritables écarts. On pourra également s’interroger sur les parcours biographiques ou l’influence du milieu d’origine dans la transmission des normes émotionnelles, comme dans le cas de lignées professionnelles (de boulangers, de médecins, etc.) ; la question du caractère profondément genré de cette socialisation professionnelle aux émotions pourra être l’objet d’une attention spéciale.


3 – Management, évaluation et gestion des émotions
Les émotions sont requises au travail, au même titre que les qualifications ou l’engagement corporel et cognitif. Elles font l’objet d’une attention croissante depuis le développement accéléré du secteur des services depuis les années 1970 qui a mis sur le devant de la scène la composante éminemment relationnelle du travail (dans les relations de service et par extension dans toute relation de collaboration). Les émotions sont alors de plus en plus explicitement et finement prescrites et contrôlées à travers des scripts comportementaux, dictant les manières d’être et de faire, jusqu’aux émotions elles-mêmes. Sourire ne suffit plus, le salarié est sommé d’éprouver de la joie à servir le client, par exemple. Comment cette prescription émotionnelle est-elle perçue par les salariés ? Comment s’y confirment-ils et avec quels résultats ? Sont-ils crédibles vis-à-vis des clients qui peuvent douter de la sincérité de ces émotions prescrites ? Comment sont-ils évalués à ce niveau par le management ? Des articles pourraient centrer l’analyse sur la façon dont le management instrumentalise les émotions des salariés par le contrôle, la formation, le coaching, la communication. Il serait également intéressant d’analyser comment la rhétorique managériale investit la thématique des émotions. Comme une nouvelle « compétence » qu’il s’agirait de détecter parmi les candidats à un poste de travail ou une promotion ? Comme une ressource commerciale ou stratégique à développer dans une logique de compétitivité ? A-t-on affaire à une forme de domination émotionnelle ? En quoi les émotions servent-elles le capitalisme ? Ne peuvent-elles pas, au contraire, enrayer sa logique bien huilée, offrant des perspectives de résistance ? Des articles pourraient se focaliser sur cette thématique de la résistance aux injonctions managériales.


Les propositions d’articles sont à adresser avant le 31 octobre 2014 à nrtravail@gmail.com en suivant les modalités et les normes de présentation précisées à la rubrique Soumission et évaluation sur le site web de la NRT : nrt.revues.org

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